4 nov. 2008

présentéisme et hédonisme, de la consommation à la "consumation" un texte fort intéressant de Michel Maffesoli

Extrait du journal les échos
MICHEL MAFFESOLI
Nous sommes en train de réinventer la consommation [ 15/10/08 ]

« Les Echos » sont partenaires de L'Université de la Terre, qui proposera samedi et dimanche à l'Unesco, à Paris, une série de tables rondes sur le thème : « Réinventer le progrès ». Voici deux prepropositions en avant-première.
On s'accorde sur l'importance de l'inconscient pour l'individu. Mais il y a encore quelques réticences à admettre que puisse exister un inconscient collectif qui, sur la longue durée, façonne les mentalités et les manières d'être.
Cela a été analysé de multiples manières, mais il est admis que ce qui fit la spécificité de la tradition judéo-chrétienne, ce fut cette injonction première de cultiver le jardin d'Eden. Et l'homme doit le faire « à la sueur de son front ». Le travail est, devient, donc une injonction divine, avec la maîtrise de la nature, ce qui va différencier l'humanité de l'animalité.
Voilà, en quelques mots, quelle est l'origine de ce qui va, peu à peu, devenir le mythe du progrès. C'est sur une telle logique de la domination que va s'organiser le va-et-vient, structurel, entre production et consommation. Double face d'une même réalité aboutissant, sans coup férir, à cette dévastation du monde, dont les saccages ne sont qu'un avant-goût peu réjouissant.
Dévastation des esprits aussi, conséquence inéluctable d'une déification de l'objet. Déification faisant de l'individu un objet parmi d'autres. Et comme tous les objets, manipulable et mesurable à merci.
Mais voici que, depuis quelques décennies, s'esquisse la saturation de ce paradigme. Et d'une manière prémonitoire, alors que les gauchistes de tout poil se disputaient quelques parcelles de pouvoir, des esprits avisés avaient écrit sur les murs de la Sorbonne : « Cache-toi objet ! »
Car après, avec lenteur et sûreté à la fois, les esprits furent contaminés par une autre manière de comprendre et de se situer par rapport au monde et aux autres. Cela peut se traduire de diverses manières. En particulier, ce sentiment diffus de faire de sa vie une oeuvre d'art. Le refus, pas toujours conscient, de perdre sa vie à la gagner.
Et bien d'autres manières de mettre l'accent sur le qualitatif de l'existence.
C'est dans ce cadre général qu'il faut bien saisir l'évolution que va subir la consommation. En bref, non plus quantitative, mais qualitative.
Par exemple, non plus un progrès débridé et infini, mais quelque chose dont le mot reste à trouver. Je tente ici un néologisme pour remplacer progrès : « ingrès ». A savoir une énergie se focalisant sur ce monde-ci. Un hédonisme ici et maintenant. Un rapatriement de la jouissance en quelque sorte.
Comment peut s'exprimer un tel « ingrès » ? Par la reprise d'une sensibilité romantique se traduisant par l'attachement au territoire, l'importance du localisme, l'attention aux produits du terroir, aux nourritures biologiques. En bref, par la sensibilité écologique.
Romantisme de la terre en ce qu'il met l'accent sur le sentiment chtonien. Qu'est-ce à dire sinon que, confusément, l'on se sent autochtone, appartenant, pour le meilleur et pour le pire, à cette terre-ci !
C'est en fonction de cela que l'on peut comprendre le glissement de la consommation vers la « consumation ». Deux grandes caractéristiques peuvent permettre d'apprécier un tel glissement. Tout d'abord l'importance du présent. Cela fut le cas dans d'autres cycles historiques (en particulier durant la prémodernité, qui n'est pas sans ressemblance avec ce qui est en train de s'esquisser sous nos yeux). Il y a un rapport entre le présentéisme et l'hédonisme. Mais, à l'encontre de ce que l'on a tendance à croire, cet hédonisme met l'accent, comme je l'ai indiqué, tout à la fois sur le qualitatif et sur la beauté des choses.
C'est cela l'autre aspect de la consumation : privilégier l'esthétique. Il suffit de rappeler ce que signifie, symboliquement, l'émergence du design au mitan du siècle dernier. L'objet quotidien, tout en gardant sa fonctionnalité, est habillé, paré, signifiant par là l'obscur désir que tous les moments de l'existence s'inscrivent dans un perpétuel « dimanche de la vie ».
Je le rappelle, dans les sociétés prémodernes, les objets de la vie courante avaient une sacralité propre. Morceaux du monde, ils bénéficiaient de l'aura de celui-ci. Ils étaient entourés de prévenance, de respect, et cela s'exprimait par la beauté intrinsèque qui était la leur.
C'est ce qui réapparaît, en notre post-modernité, par le souci du beau, que l'on va retrouver dans les objets ménagers, dans l'aménagement de l'espace, dans la multiplicité des magazines et magasins consacrés au « bien-être » sous ses diverses formes.
On n'est plus, dès lors, dans la simple consommation, mais dans une ambiance de « consumation ». C'est bien une éthique de l'esthétique qui est en gestation. En son sens strict, un lien s'élaborant à partir du partage de la beauté et des émotions qu'elle ne manque pas de susciter.
L'éthos est le fait d'us et de coutumes issus d'un lien donné. D'un territoire aimé. C'est donc une éthique parfois immorale, qui s'exprime dans « l'effet impulse », le désir, le plaisir par un objet, en ce qu'il permet le partage des passions et des émotions collectives.
L'esthétisation de l'existence, l'art se capillarisant dans l'ensemble de la vie quotidienne, l'accent mis sur le qualitatif, le refus du saccage productiviste, la rébellion contre la dévastation des esprits, voilà ce qui se résume dans la « consumation » dionysiaque. Il y a dans tout cela quelque chose de mondain. C'est-à-dire un attachement à ce monde-ci. Une accordance, tant bien que mal, à cette terre, dont il s'agit de jouir sans en regretter nostalgiquement et sans en attendre mélancoliquement, une autre.
Plaisir de la vie qui se consume, voilà bien ce qu'est l'inconscient collectif du moment !
MICHEL MAFFESOLI est professeur à Paris-Descartes, Institut universitaire de France, auteur de « Iconologies, nos idol@atries postmodernes », éditions Albin Michel, 2008. Il interviendra dimanche à 11 heures à l'Université de la Terre.