21 mars 2010

jean Ferrat : leçon d'amour, leçon de vie



Tribune de genève le 15.03.2010
Jean Ferrat: l’amour est cerise


DECES
Le chanteur «engagé» était aussi un grand amoureux de la vie et de ses plaisirs.

LIONEL CHIUCH
Prenez-en de la graine, jeunes gens! Quand en ajustant «vos petits couplets», il vous vient l’envie d’évoquer les plaisirs de la chair, songez qu’un poète s’y osa avec un rare bonheur.

C’est un fait: Jean Ferrat, disparu samedi à 79 ans, fut avant tout un chanteur engagé. Au nom d’un idéal auquel il resta fidèle toute sa vie. Mais cet engagement s’élançait au-delà des lendemains qui chantent. «Le poète a toujours raison, qui voit plus haut que l’horizon», affirme Aragon dans La femme est l’avenir de l’homme.
Passé les justes causes, c’est bien un désir d’étreintes qui animait le chanteur d’Antraigues. C’est dans la proximité, dans la chaleur de l’autre que les désirs – et les utopies – entrent en combustion. «On peut me dire sans rémission/Qu’en groupe, en ligue, en procession/On a l’intelligence bête/Je n’ai qu’une consolation/C’est qu’on peut être seul et con/Et que dans ce cas on le reste.»
Etreindre les corps, sentir les parfums, mordre au fruit de l’amour jusqu’à l’ivresse. Etreintes fraternelles ou sensuelles, qu’importe. C’est beau la vie, affirme très tôt Jean Ferrat. Si beau et si fugace qu’il faut y plonger tout entier. L’amour peut être courtois, il reste avant tout le lieu d’une communion charnelle. L’amour est cerise qui met du rouge sur les lèvres.
Ferrat est un poète licencieux. Sa prose est sans équivoque. Ecoutez-le quand il chante: «Les filles folles, folles, folles/Sans autre probité candide/Que leur fourrure qui frôle, frôle/Ma bouche avide» (Les filles longues). Il vous en faut encore? «Laisse-moi sans crainte/Venir à genoux/Goûter ton absinthe/Boire ton vin doux» (L’amour est cerise). Et pour finir: «Pour vos toisons de ronces douces/Qui me retiennent, me repoussent/Quand mes lèvres vont s’y noyer» (Je vous aime).
Jouisseur, Jean Ferrat? C’est incontestable. Il boit à la source des femmes comme il boit à celle des mots. On a rarement paré de tant d’images délicates ce mot disgracieux qu’est cunnilingus. Et pour ceux qui doutent encore de son hédonisme, il enfonce le clou en 1985 dans Vipères lubriques: «Si je disais qu’en plus de ça/Les pédés ne me gênent pas/Que je n’ai rien contre les gouines/Que sont nos deux jolies voisines.»



Avec Aragon, dont il met les textes en musique dès 1958, Jean Ferrat a été à bonne école. Pour la versification comme pour la licence. Chez l’un et l’autre, le sexe est libre et la rime riche. Cette richesse-là n’indigne pas l’auteur de La montagne: c’est celle du cœur. La pudibonderie communiste n’est pas son Internationale. Il rêve d’un monde où les bouches embrassent. «La bouche offerte/J’aurai vécu», constate-t-il encore dans Le cœur fragile.
On nous dit aujourd’hui que le poète est mort. C’est aussi d’avoir vécu. En défiant toute sa vie «le monde et ses interdits». En se moquant comme guigne des bien-pensants et des vendeurs de vertus.
Depuis qu’il s’est tu, on parle essentiellement de ses généreux combats. A cette aune, il faut citer une dernière fois le fou d’Elsa qui, dans Epilogue, écrit: «Le drame, il faut savoir y tenir sa partie et même qu’une voix se taise/Sachez-le toujours, le chœur profond reprend la phrase interrompue/Du moment que jusqu’au bout de lui-même/Le chanteur a fait ce qu’il a pu/Qu’importe si chemin faisant vous allez m’abandonner comme une hypothèse.»